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A quelques jours de l’élection présidentielle du 24 mars, l’utilisation croissante de l’Intelligence Artificielle (IA) dans la communication digitale suscite à la fois enthousiasme et inquiétude. Dans cette interview avec Lamine Ndaw, expert du domaine ayant collaboré, en 2007, avec l’équipe de campagne de l’ancien Chef d’Etat Abdoulaye Wade, nous explorons les applications potentielles de l’IA dans le processus électoral, les risques éthiques associés à son utilisation et les mesures nécessaires pour garantir une élection transparente et responsable.
Entretien réalisé par Abdourahmane Cellou Diallo
1. Quelles sont les principales applications de l’IA qui pourraient avoir un impact significatif sur l’élection présidentielle sénégalaise du 24 mars prochain ?
L’Intelligence Artificielle peut être utilisée pour l’élection du 24 mars en vue d’analyser les données électorales afin d’identifier les tendances, les préférences des électeurs et les schémas de vote dans les principaux bureaux. Cela pourrait aider les partis politiques à adapter leurs stratégies de campagne et à cibler plus efficacement les électeurs, notamment les primo-votants.
Elle peut également aider rapidement à la détection de la désinformation en ligne. En effet, l’Intelligence Artificielle peut être déployée pour détecter et contrer la propagation de la désinformation en ligne, y compris les fausses nouvelles et les campagnes de manipulation sur les différentes plateformes des réseaux sociaux, les faux sondages (On en a vu aussitôt démenti par Opinion Way). En ces temps de fake news, l’Intelligence Artificielle peut contribuer énormément à maintenir l’intégrité du processus électoral en limitant l’influence de la désinformation sur les électeurs notamment ceux qui n’ont pas la culture d’aller vérifier une information devenue virale.
L’Intelligence Artificielle peut également être utilisée pour renforcer la sincérité et la sécurité du vote. En effet, c’est difficile de voter dans des élections avec un bourrage des urnes de nos jours, par conséquent pour mieux lutter contre les tentatives de bourrage des urnes, l’IA peut être utilisée pour renforcer la sécurité des résultats en compilant les résultats transmis en temps réels par les différents représentants des candidats afin de mieux détecter les tentatives suspectes de connexion sur les serveurs de données du ministère de l’intérieur. Il ne faudrait pas perdre de vue aussi que les systèmes d’IA peuvent être vulnérables à la manipulation et aux attaques informatiques, ce qui risquerait de compromettre gravement l’intégrité des élections et la confiance des Sénégalais dans le processus démocratique, espérons que ce ne sera pas le cas pour le 24 mars.
L’IA peut aussi être employée afin d’analyser les discours des 19 acteurs politiques, des débats entre candidats s’il y en a et leurs différentes interviews afin d’extraire des informations sur les positions des candidats sur les différents sujets, les problèmes abordés et les sentiments des électeurs. Cela pourrait aider les électeurs à prendre des décisions éclairées à l’issue des différentes compilations.
En outre, les modèles d’apprentissage automatique peuvent être utilisés pour prédire les résultats électoraux en se basant sur diverses variables telles que les sondages d’opinion, même si ceux-ci sont interdits au Sénégal, les données démographiques, avec une population de votants et de primo-votants majoritairement jeunes, l’engagement, l’interaction en ligne auprès des différents candidats sur les différentes plateformes de réseaux sociaux. Bien entendu, les prévisions électorales sont sujettes à l’incertitude et ne sont pas une science exacte.
Je ne connais pas le nombre exact de candidats à la présidentielle qui utilisent l’IA, mais j’en connais au moins deux qui l’utilisent. Il est essentiel de veiller à ce que l’utilisation de l’IA dans un contexte électoral respecte les principes de transparence, d’équité et de protection de la vie privée, et qu’elle soit utilisée pour renforcer la démocratie sénégalaise et la participation citoyenne exemplaire, afin que le Sénégal retrouve son illustre rang d’antan en Afrique et dans le monde qu’il n’aurait jamais dû quitter. Cela pose aussi un autre problème beaucoup plus important concernant les moyens financiers des différents candidats, car les candidats qui font des campagnes utilisant l’IA pour mieux cibler les électeurs sont favorisés ce qui accentue les inégalités dans le processus électoral.
2. Quels sont les risques et les défis éthiques liés à l’utilisation de l’IA dans les campagnes électorales ?
L’utilisation de l’IA dans les campagnes électorales présente plusieurs risques et défis éthiques, notamment la manipulation de l’opinion publique. Les techniques d’IA peuvent être utilisées pour cibler et influencer les électeurs en leur présentant des informations biaisées ou trompeuses. On l’a vu récemment aux États-Unis avec la team Donald Trump qui a créée des dizaines de ”deep fakes” au moyen de l’intelligence artificielle, où on le voit entouré de noirs Américains supposés voter pour lui afin de mieux capter une partie des électeurs noirs en sa faveur pour la présidentielle de novembre 2024
L’utilisation de données personnelles pour cibler les électeurs soulève aussi des préoccupations concernant la confidentialité et le consentement des individus, surtout si ces données sont acquises de manière non éthique ou sans leur consentement explicite, ce qui est souvent le cas au Sénégal. D’ailleurs à ce sujet, le Sénégal a, lors de la mise en place de sa stratégie nationale sur l’intelligence artificielle, insisté sur le rôle et l’importance des valeurs éthiques afin que celles-ci soient au cœur de sa stratégie pour un meilleur encadrement.
3. Comment peut-on les atténuer ?
Pour atténuer les risques et défis éthiques, plusieurs mesures peuvent être prises. Les organisations politiques et les développeurs d’IA des différents candidats qui l’utilisent doivent être transparents sur les méthodes utilisées et les données collectées. Des audits indépendants peuvent également être nécessaires pour garantir l’intégrité des processus, mais ce travail aurait dû être fait en amont. Étant donné que les Sénégalais ne savaient pas finalement quand ils allaient voter ni même s’ils allaient voter, cela a certainement dû perturber tous les plans des différents états-majors politiques.
Également, il faut aller vers la mise en place de réglementations appropriées à travers le document de stratégie nationale sur l’intelligence artificielle pour encadrer son utilisation dans les campagnes électorales, en veillant à protéger la vie privée des électeurs et garantir des pratiques équitables.
Les autorités doivent veiller aussi à ce que les données des électeurs collectées soient utilisées de manière éthique, conformément aux lois sur la protection de la vie privée, et que les mesures de sécurité appropriées soient mises en place pour prévenir les violations et les abus.
Le volet le plus important reste quand même la sensibilisation et l’éducation des électeurs sur les techniques d’IA utilisées dans les campagnes électorales afin qu’ils puissent évaluer de manière critique les informations qu’ils reçoivent pour prendre des décisions éclairées en toute confiance.
Je pense qu’avec une combinaison de toutes ces mesures, il est possible d’atténuer les risques et les défis éthiques associés à l’utilisation de l’IA dans la campagne électorale, tout en favorisant un processus équitable et totalement transparent pour le bénéfice des électeurs et des partis politiques.
4. Dans quelle mesure l’utilisation de l’IA par les candidats et leurs équipes peut-elle influencer le résultat de l’élection ?
Il faudra faire attention quand même, car l’utilisation de l’intelligence artificielle par les candidats et leurs équipes peut potentiellement influencer le résultat d’une élection de plusieurs manières.
En effet, rien n’empêche les 19 candidats à la présidentielle du 25 mars d’utiliser l’IA pour analyser de grandes quantités de données démographiques, sociales et politiques afin de mieux comprendre les préférences des électeurs et adapter leurs stratégies de campagne en conséquence. Cela leur permet de cibler plus efficacement les électeurs et de personnaliser leurs messages.
Ils peuvent également utiliser l’IA afin de mieux optimiser leurs campagnes publicitaires en ligne, en identifiant les segments d’audience les plus réceptifs à leurs messages et en les ajustant en temps réel pour maximiser leur impact auprès du public ciblé.
Les candidats peuvent utiliser l’IA pour surveiller les tendances sur les réseaux sociaux et détecter rapidement la propagation de fausses informations contre leur leader (fake news) ou de messages négatifs afin de pouvoir y répondre rapidement et efficacement. En gros, discerner le vrai du faux et couper court à la fausse rumeur.
Aussi, certaines entreprises et organisations utilisent des modèles d’IA pour prédire les résultats électoraux en analysant divers facteurs tels que les sondages, les tendances économiques et les données démographiques. Ces prédictions peuvent influencer l’opinion publique et même le comportement des électeurs. Je pense que cela doit être entre autres l’une des raisons qui font que les sondages d’opinion soient interdits au Sénégal, même si lors de leurs interdictions, l’IA n’existait pas encore.
Par l’utilisation de chatbots (utilisés par certains candidats) alimentés par l’IA afin d’engager les électeurs en répondant à leurs questions tout en fournissant des informations sur les candidats et surtout encourager ceux-ci à aller récupérer leurs cartes électorales et aller voter pour leur candidat.
Cependant, il est quand même important de noter que l’impact réel de l’IA sur le résultat d’une élection notamment au Sénégal dépend de nombreux facteurs, tels que la qualité de mise en œuvre de ces technologies par les candidats et leurs équipes, ainsi que d’autres variables telles que les événements politiques, environnementaux, internationaux et/ou économiques, les campagnes traditionnelles sur le terrain et les réactions imprévues des électeurs. Le Sénégal ne saurait être à l’abri de ces soubresauts.
5. Quelles mesures doivent être prises par les autorités pour garantir une utilisation responsable et transparente de l’IA dans le processus électoral ?
Les autorités pourraient prendre les mesures suivantes :
– Élaborer et mettre en place des lois et des réglementations spécifiques régissant l’utilisation de l’IA dans les processus électoraux. Ce cadre devrait couvrir la collecte, le traitement, l’analyse et l’utilisation des données, en mettant l’accent sur la transparence, la responsabilité et la protection de la vie privée.
– Exiger la transparence totale des algorithmes utilisés dans les systèmes d’IA pour les processus électoraux. Les autorités devraient demander que les fournisseurs d’IA divulguent les détails des algorithmes, des données utilisées et des méthodes de traitement pour permettre une évaluation indépendante de leur impartialité et de leur exactitude.
– La mise en place de mécanismes d’audit et de vérification indépendants pour examiner les systèmes d’IA utilisés dans les élections. Ces audits devraient être réalisés par des tiers neutres et compétents pour garantir que les systèmes respectent les normes éthiques et techniques établies selon la stratégie nationale sénégalaise sur l’intelligence artificielle
– Au niveau des mesures qui pourraient être prises, il y a aussi la sensibilisation des électeurs, des responsables électoraux et des acteurs politiques aux implications de l’IA dans les différents processus électoraux (locaux, municipaux, nationaux…). Il faudrait par ailleurs fournir une formation adéquate sur l’utilisation responsable de la technologie et sur la manière de détecter et de signaler les abus potentiels de l’IA. Mais, tout ceci aurait dû être fait plusieurs mois avant la proclamation de la liste définitive des candidats, car n’oublions pas que sur la ligne de départ il y avait plus 80 postulants.
– Par la mise en place de mesures de protection des données robustes pour garantir que les informations personnelles des électeurs sont sécurisées et utilisées uniquement à des fins légitimes. Cela devrait inclure des protocoles de sécurité stricts pour la collecte, le stockage et le partage des données.
– Il aurait fallu aussi favoriser le dialogue et la collaboration avec la société civile, les experts en technologie et les groupes de défense des droits numériques pour élaborer des politiques et des pratiques qui garantissent une utilisation éthique et responsable de l’IA dans les élections. Tout cela aurait pu être mis en place par la technosphère sénégalaise très compétente sur ce sujet, mais il n’y a aucune volonté politique de mettre en place tout cela, le ministre préférant couper les données mobiles.
– La mise en place de mécanismes de surveillance continue pour détecter et prévenir toute utilisation abusive de l’IA dans les processus électoraux. Cela pourrait inclure la création d’une agence indépendante chargée de surveiller et de réguler l’utilisation de la technologie dans les élections, mais le manque de volonté politique nuit gravement à la démocratie numérique.
Si toutes ces mesures étaient mises en œuvre par les autorités sénégalaises, cela aurait pu contribuer à s’assurer que l’IA est utilisée de manière responsable, transparente et éthique dans les processus électoraux. Cela aurait ainsi renforcé la confiance du public dans l’intégrité du système électoral, et la démocratie sénégalaise tant décriée et chahutée ces dernières années relèverait la tête en étant précurseur en Afrique.
6. Quelle devrait être l’attitude du grand public (internautes, auditeurs, téléspectateurs) vis-à -vis des infos qu’il reçoit sachant le risque de manipulation ?
Il est crucial que ce soit pour le grand public sénégalais, tout comme pour toutes les populations mondiales, d’adopter une attitude critique et réfléchie vis-à-vis des informations qu’ils reçoivent, étant donné le risque potentiel de manipulation. Souvent les gens vous disent, « oui mais je l’ai vu ou lu sur le net ». Tout ce qui vient d’internet n’est pas exact. Il est important de toujours vérifier la source des informations avant de les accepter comme vraies ou de les partager, ce qui a d’ailleurs amené WhatsApp à créer ce fameux « message transféré plusieurs fois » afin de lutter contre la désinformation. Les médias réputés et fiables sont généralement plus dignes de confiance que les sources non vérifiées ou d’origines douteuses. Avoir un esprit critique sur le contenu des informations peut être également d’un grand secours.
Consulter plusieurs sources d’informations pour obtenir différents points de vue sur un même sujet peut aider à avoir une perspective plus complète et équilibrée. A la rigueur, il faudrait carrément faire comme ce qu’on enseigne dans les écoles de journalisme, aller toujours à la source de l’information afin de toujours la vérifier. Mais l’information allant tellement vite de nos jours, il est difficile pour un non initié de faire tout cela et surtout il n’en a ni le temps ni l’envie.
Il faut aussi que le grand public, notamment au Sénégal, ait une attitude critique vis-à-vis des médias et se dire qu’une manipulation n’est pas exclue par rapport à telle ou telle information afin de l’identifier, car la moitié des médias et ou sites internet au Sénégal appartiennent à des politiciens ou des hommes d’affaires. Et ceux-ci influencent grandement la ligne éditoriale de leurs organes de presse selon leurs intérêts du moment.
Il est aussi nécessaire de promouvoir l’éducation aux médias, en particulier chez les jeunes « nés avec les smartphones » pour développer des compétences de discernement et de pensée critique face à l’information.
Qu’ils s’assurent toujours avant de partager une information de sa véracité et de son importance, afin de ne pas contribuer à la propagation de fausses nouvelles ou de propagation de la désinformation.
En adoptant ces attitudes et pratiques, le grand public sénégalais peut mieux se protéger contre la manipulation de l’information et contribuer à promouvoir un débat public plus informé et éclairé loin des milliers de fausses informations véhiculées tous les jours sur le net.