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Dans son nouveau livre Fake News – What’s the Harm?, paru en juin 2025, Peter Cunliffe-Jones, chercheur invité à l’Université de Westminster et fondateur d’Africa Check, propose un modèle innovant pour analyser les effets réels des fausses informations. Pour Dubawa, il revient sur les idées clés de son ouvrage, l’évolution du fact-checking en Afrique, la multiplication des fake news en période électorale et les défis posés par l’intelligence artificielle.
Question : Pouvez-vous expliquer, en quelques mots, ce que votre nouveau livre Fake News – What’s the Harm? apporte de nouveau dans la compréhension de la désinformation ?
Peter Cunliffe-Jones : Le livre propose quatre idées. Premièrement, je définis le problème auquel nous sommes confrontés comme étant plus vaste que la simple désinformation. Il s’agit d’un « désordre informationnel », que je définis comme une perturbation de l’écosystème d’information qui compromet notre compréhension du monde qui nous entoure. J’explique que ce désordre est causé non seulement par l’exposition du public à la désinformation, mais aussi par son manque d’accès à une information fiable, et par la distorsion de l’information que nous recevons – due aux effets de la censure, de la propagande et des bulles de filtres.
Deuxièmement, je soutiens que ce désordre informationnel n’est pas un problème nouveau et ne se limite pas à Internet. L’aspect en ligne est, bien sûr, primordial. Mais le désordre informationnel existe également dans les médias traditionnels et dans des contextes hors ligne, des réunions communautaires aux parlements et aux instances officielles.
Troisièmement, je soutiens que le désordre informationnel n’affecte pas seulement notre façon de penser et d’agir en tant que citoyens. Il affecte aussi directement la façon de penser et d’agir des décideurs politiques, ce qui peut avoir des conséquences majeures pour la société.
Quatrièmement, je propose un modèle permettant de distinguer les fausses informations qui ont, ou non, un potentiel réel d’entraîner des conséquences concrètes pour les individus et la société. Il s’agit en quelque sorte d’un système d’alerte précoce pour comprendre les conséquences potentielles des fausses informations.

Source : Peter Cunliffe-Jones
Question : Quel problème avez-vous voulu résoudre en créant votre modèle d’analyse des fausses informations ?
Peter Cunliffe-Jones : Chaque jour, des millions d’affirmations – vraies ou fausses – sont diffusées en ligne, dans les médias et au sein des communautés. Il est impossible pour les vérificateurs de faits de vérifier chaque affirmation ; nous devons donc sélectionner les plus importantes à examiner et, pour ce faire, nous avons besoin d’un moyen d’identifier celles qui présentent un risque réel de préjudice pour les individus ou la société. C’est précisément ce que mon modèle permet aux vérificateurs de faits de faire.
Question : Dans votre modèle, l’IA augmente-t-elle le potentiel de nuisance des fake news ou seulement la rapidité de leur diffusion ?
Peter Cunliffe-Jones : C’est une question intéressante. J’ai récemment commencé à collaborer avec l’organisation britannique de vérification des faits Full Fact sur une étude menée pour l’Institut britannique de sécurité de l’IA (AISI).
Cette étude vise à examiner les dommages, réels ou potentiels, causés par différents types de désinformation générée par l’IA.
Malheureusement, l’étude ne fait que commencer, je ne peux donc pas encore donner de réponse définitive, mais c’est assurément une question que nous étudions. J’espère pouvoir apporter une réponse plus complète l’année prochaine.
Question : Vous êtes le fondateur d’Africa Check, la première organisation de fact-checking du continent. Dix ans après, comment décririez-vous l’évolution du paysage africain face au désordre informationnel ?
Peter Cunliffe-Jones : Les défis sont nombreux, mais je vois plusieurs raisons d’être optimiste. Premièrement, à ses débuts, Africa Check était la seule organisation de vérification des faits sur le continent. Aujourd’hui, comme nous l’avons constaté lors du sommet du réseau Africa Facts à Dakar le mois dernier, 59 organisations mènent des vérifications de faits, de la Libye à l’Afrique du Sud. C’est un véritable progrès. Deuxièmement, le public reconnaît de plus en plus que la désinformation est un problème qu’il faut combattre, ce qui est également important.
Cependant des défis subsistent. Le financement de la vérification des faits est un problème. De même, l’incapacité des systèmes éducatifs à enseigner l’éducation aux médias dans les écoles en est un autre
Troisièmement, de nombreux gouvernements ont adopté de nouvelles lois depuis 2015/2016, censées lutter contre la désinformation, mais qui, en réalité, contribuent au problème.
Question : Avec l’arrivée de l’IA générative, les images et les vidéos manipulées deviennent de plus en plus crédibles. Est-ce que les fact-checkers ont les moyens de suivre la vitesse de ces nouvelles technologies ?
Peter Cunliffe-Jones : Il est indéniable que les contenus générés par l’IA sont, et deviendront de plus en plus, difficiles à réfuter. C’est un défi important auquel de nombreuses organisations travaillent.
Parallèlement, il est important de rappeler que la vérification des faits ne se limite pas à prouver ou à réfuter l’authenticité d’un contenu particulier. Les vérificateurs de faits recherchent également des informations corroborantes, des sources d’information alternatives qui confirment ou infirment l’affirmation contenue dans ce contenu.
L’IA peut générer des contenus très convaincants, suggérant par exemple qu’un homme ou une femme politique a commis un acte embarrassant à une date ou un lieu précis. Mais si les vérificateurs de faits enquêtent et démontrent qu’il ou elle se trouvait en réalité ailleurs à ce moment-là, ils disposent des moyens de réfuter cette affirmation, aussi convaincante que puisse paraître la production de l’IA.
Question : De manière générale, comment l’IA peut-elle aider à détecter et analyser les fausses informations ?
Peter Cunliffe-Jones : L’organisation britannique de vérification des faits Full Fact a développé des outils d’IA qu’elle a partagés avec plusieurs organisations de vérification des faits en Europe continentale. Ces outils les aident à trier les milliers d’affirmations qui circulent chaque jour afin d’identifier celles qui méritent une vérification approfondie.
Ces outils permettent également aux vérificateurs de faits de comparer les affirmations qu’ils ont vérifiées avec d’autres affirmations similaires circulant en ligne ou dans les médias. Ainsi, une seule vérification leur permet de contrer plusieurs occurrences d’une même affirmation.
La capacité de l’IA à analyser la véracité des affirmations dépend bien sûr de la nature de ces dernières. En résumé, je dirais qu’elle peut être utile dans certains cas, mais pas dans tous.
Question : L’Afrique compte de plus en plus de plateformes de vérification des faits. Pourtant, la désinformation circule toujours massivement. Selon vous, où se situe réellement le problème ?
Peter Cunliffe-Jones : Il est vrai, comme je l’ai dit précédemment, que les organisations de vérification des faits sont bien plus nombreuses en Afrique qu’il y a dix ans. Mais elles restent largement minoritaires face aux médias, aux organisations politiques et aux citoyens qui choisissent de diffuser de fausses informations.
Le problème, c’est l’absence de volonté politique pour lutter contre la désinformation, car ceux qui pourraient le faire estiment tirer profit du système actuel. Malgré tous les discours sur la lutte contre la désinformation, aucun effort concret n’a été déployé pour développer l’éducation aux médias au sein de la population, ni pour réglementer efficacement les plateformes en ligne dans le respect de la liberté d’expression.
Question : Comment peut-on expliquer aujourd’hui la multiplication des fausses informations en période électorale en Afrique ?
Peter Cunliffe-Jones : La désinformation se propage le plus rapidement lorsque les gens sont en compétition, que ce soit pour vendre des médicaments contrefaits ou pour obtenir des votes lors d’une élection.
La désinformation se propage également avant une élection, car les politiciens pensent que cela les aide à gagner.
Question : En Afrique, certains gouvernements utilisent la lutte contre les « fake news » comme justification pour restreindre la liberté de la presse ou de l’opposition. Votre livre propose au contraire un cadre qui protège la liberté d’expression. Comment, selon vous, convaincre aujourd’hui les États à adopter des mesures proportionnées ?
Peter Cunliffe-Jones : Tout commence par l’acceptation de certains principes : en vertu d’articles comme l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que la plupart des gouvernements ont intégré à leur législation nationale, les citoyens jouissent de la liberté d’expression, sauf lorsque cette liberté cause ou risque de causer un préjudice réel. Non pas l’offense, mais le préjudice.
Si j’affirme que les vérificateurs de faits peuvent contribuer à promouvoir la liberté d’expression, c’est parce que, grâce au modèle que je propose, ils peuvent apporter la preuve d’allégations que les responsables politiques pourraient juger gênantes et souhaiter interdire, mais qui ne présentent aucun risque de préjudice. Elles peuvent donc être corrigées par les vérificateurs de faits, mais ne devraient pas être censurées. Vérifier ces allégations constitue une réponse proportionnée.
Question : Aujourd’hui, quels défis restent à relever pour le fact-checking en Afrique ?
Peter Cunliffe-Jones : Les vérificateurs de faits sont confrontés à de nombreux défis. Le plus important, à mon avis, est de trouver des sources de financement fiables, non seulement pour soutenir, mais aussi pour renforcer leur travail.
Je suis convaincu que si les vérificateurs de faits adoptent le modèle que je présente dans mon livre, cela les aidera à concentrer leurs efforts sur les allégations les plus importantes et à prouver à leurs soutiens qu’ils ne combattent pas les fausses informations pour le simple plaisir de les dénoncer, mais bien les problèmes qu’elles engendrent : atteintes à la santé publique, troubles violents et perturbations de la démocratie, entre autres.
Pour y parvenir, il faut travailler. Je travaille actuellement à l’élaboration d’un outil et d’un programme de formation destinés aux vérificateurs de faits, et j’espère pouvoir en dire plus à mes collègues l’année prochaine. Je suis persuadé que cela permettra à la communauté d’être plus efficace et d’obtenir le soutien qu’elle mérite pour le travail essentiel qu’elle accomplit.




